Manger, loi de la nature?
« Or il doit manger pour vivre. Forcément ! Ça ne se discute pas : c’est une loi de la nature. Quelque chose de fort grave a du se produire pour qu’il ne mange pas. Se nourrir c’est une question de vie ou de mort. Or il refuse malgré tous nos efforts: insistance, fermeté, douceur, chantage, cuisines selon son choix, rien y fait. C’est désespérant. » La façon de s’alimenter fait partie de la culture de la région, du pays. On sait bien que les français d’aujourd’hui, victimes des publicités, consomment des aliments trop gras, trop riches, trop sucrés, trop abondants. Ils vivent un autre temps que celui des disettes ou de la guerre. Ils nagent dans un foisonnement de gourmandises. Leur problème consiste plutôt à refuser les excès et les déviances, en redoutant l’obésité galopante si néfaste.
Pourtant il ne mange pas !
Les anciens nous racontent leurs souvenirs, dans les pensions de jadis ils étaient obligés de manger ce qu’il y avait sur la table. Depuis ils détestent les lentilles ou la potée Lorraine. Elles leur rappellent ce pénible souvenir de forçage alimentaire, véritable souffrance vécue étant enfant et dont il garde encore la mémoire. Notre goût est façonné par les repas de notre enfance, faits par notre mère. Si je goûte une soupe chaude qui ressemble à celle que j’aimais, je vibre encore aujourd’hui, même si cette soupe n’est pas, il est vrai, aussi aristocratique qu’une madeleine. On voit comme il est important de réussir ce moment du repas. Le succès tient au cérémonial du repas, à l’ambiance, à la convivialité, au plaisir d’être ensemble à table, à la couleur de la nappe, aux odeurs, … en dépendent aussi les conversations, les rires, les sourires et les silences de la dégustation… La bougie sur la table ne peut manquer pour un dîner d’amoureux… Malheureusement tout est gâché car il ne mange pas.
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« Je lui ai demandé ce qu’il veut pour le déjeuner, je me suis dévouée et lui ai préparé selon ses choix. Rien n’y fait. »
Cette terrible sensation d’impasse ressentie par le ou les parents n’a d’égale que la détermination butée de l’enfant à faire échouer toutes les tentatives, qu’elles soient douces ou violentes. L’enfant a toujours, dans cette situation si courante, le dernier mot. Et puis il y a les grands parents qui ont gardé leur petit fils le week-end dernier et qui, eux, l’ont vu manger comme quatre ! Sans parler des amis qui recommandent de le priver du deuxième plat s’il refuse le premier, ou de l’envoyer dans sa chambre, ou de lui resservir le même plat le soir… En désespoir de cause les parents essayent et c’est encore l’échec : rien de plus vexant. Pour eux l’impasse devient humiliante et c’est pourquoi cette question posée ne doit être éludée ni escamotée. De réelles souffrances sont en jeu, des souffrances partagées par l’enfant et toute sa famille. Tous les regards convergent vers ce petit qui ne mange pas. Son appétit se trouve au centre des préoccupations et devient le sujet de conversation unique, impossible de parler d’autre chose: il ne mange pas. Ce soucis est envahissant certes, mais est-il unique ? S’agit-il du vrai problème ou d’un écran de fumée ?
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On ne mange ni par obligation, ni pour vivre, mais pour le plaisir.
Tout plaisir a disparu. La tristesse et la colère le remplacent. L’enfant s’oppose et résiste. L’hédonisme fait place à une petite guerre où personne ne trouve son compte. Alors que l’acceptation d’un plat est indéfectiblement liée au plaisir de le manger. Et ce plaisir, comme tous les autres, est fragile et personnel. On ne me fera pas avaler un plat s’il me paraît à moi antipathique. Personne ne parviendra à me faire manger du rat ou des sauterelles grillées. Et si l’on me contraint le meilleur ragoût aura pour moi le goût du rat. Qu’on me le rentre dans la bouche et je le vomirai. Ainsi aurai-je le dernier mot.
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La bouche est un lieu vulnérable et sacré.
Elle fait office de poste de contrôle et de défense contre « ce qui lui semble mauvais ». Elle est le lieu du goût (ou du dégoût) et du plaisir de déguster, sans omettre sa fonction de parole. Nos goûts et nos dégoûts appartiennent à notre intimité. Vulnérable car il est facile de dégoûter quelqu’un en lui présentant un plat de façon négative, en disant qu’il y a des asticots dans la salade, ou en l’obligeant à le manger. La bouche est un lieu sacré car l’homme préserve sans cesse l’intégrité de son corps, et s’oppose à ce qui le menace : l’intrusion d’un corps étranger, d’une cuiller et d’un aliment, d’un liquide qu’on voudrait lui faire boire de force, tel les supplices avilissants encore pratiqués dans les bizutages. Assis sur sa chaise haute notre petit enfant joue, se retourne, regarde derrière lui, veut descendre et aller jouer ailleurs, il jette parterre cuiller ou mets placés devant lui… Si l’on s’approche avec la cuiller il hurle puis ferme sa bouche énergiquement. Les mets ne l’attirent plus, ils les repoussent. Il est dégoûté. Il se mure dans une attitude défensive car il sent qu’on le force. Cette sensation a des effets immédiats sur lui comme sur tous les humains. Dégoût et refus de manger.
Il y a hélas de multiples façons de forcer les enfants à manger.
Toutes sont vouées à l’échec. Lui proposer un autre plat, lui resservir les petits pois le soir, lui promettre la lune s’il accepte de goûter les betteraves, une cuiller pour papa, une cuiller pour maman… « Mange ! Fais-le pour moi » dit cette maman les larmes aux yeux. Mais l’enfant ne mange pas pour sa maman. Il mange avec elle. Il sent sur lui les regards évaluateurs de ses parents qui le jugent : « aujourd’hui il a mieux mangé. » ou « ce matin il n’a pas touché à ce que je me suis donné tant de mal à lui préparer, pourtant chez mamy il a adoré !! » La vexation est infinie pour cette maman qui souffre l’humiliation à chaque repas. La souffrance est profonde, viscérale, obsédante. Le couple s’en ressent, les critiques s’insinuent, les conversations se taisent, ou bien le ton monte et l’orage éclate.
Comment en sortir ?
Tenter d’oublier l’appétit de son enfant car il n’appartient qu’à lui, et accepter l’idée que le vrai souci n’est pas là. Il est ailleurs. Le refus de manger est étroitement lié au forçage, il disparaît dès que cesse le forçage, il est donc réversible. Mais cette tendance à forcer est elle-même lié à une angoisse ou à une peur ressentie par un parent ou les deux, souvent en rapport avec un tout autre objet. Tout enfant forcé refuse. Tout parent qui pousse de n’importe qu’elle façon son enfant à manger sera perdant. Il affrontera un échec et une vexation qui rapidement occupera le devant de la scène et servira d’écran de fumée. L’obsession du repas prend une fonction de masque. Mais qui donc se cache derrière lui ?
Derrière la situation bloquée du « je te pousse et tu refuses » un monstre sommeille…
Obsession dis-je, car il va falloir effectuer un véritable rétablissement, pour quitter ce soucis premier et seulement envisager d’en chercher un autre. Un souci chasse l’autre dit-on. Ici le comportement d’anorexie, si angoissant, cache une autre angoisse plus forte et lui sert de couvercle.
Ici beaucoup couperont net, arguant que tout va bien par ailleurs et que le seul problème c’est ce garçon qui refuse… Mais à y regarder de plus près, et à condition de ne pas être submergé par l’angoisse de fond, il devient possible d’avancer.
La date de début des troubles en dit long. Elle coïncide volontiers avec un évènement qui a pu marquer les cœurs : décès, perte d’un emploi, soucis de santé, hospitalisation, déménagement en vue ou récent, conflit intra familial ou mésentente conjugale, surmenage ou absence d’un des 2 parents, problème de jalousie ou de place dans la famille en raison d’une grossesse ou à la suite d’une naissance, présence d’un parent proche à la maison, ou autre… Ces facteurs perturbants peuvent être longtemps écartés, niés ou disculpés par ceux qui refusent encore de relier le comportement d’anorexie de leur enfant à cet évènement qui paraît en dehors de lui. Au pire ils mettront des mois à relier les signes, portés par leur enfant, à la cause première. Il faudra parfois qu’ils en viennent à la démarche personnelle de l’analyse pour débrouiller l’écheveau et retrouver le fil.
Le temps nécessaire peut être long, voire infini et l’on croise des adultes blessés à chaque retour chez leurs parents par les sempiternels reproches alimentaires. Ces paroles de reproches finissent par devenir un mode de communication, un écran de fumée, servant à entretenir un tabou familial.
Ici l’enfant dont nous parlons présente un comportement anorexique, à distinguer de l’anorexie vraie qui n’a rien à voir, cette dernière étant due à une maladie organique, infection, otite, cancer, tuberculose… A distinguer aussi du cas particulier de la maladie des adolescents l’anorexie mentale très différente. Les nourrissons et les enfants peuvent adopter un comportement anorexique à tous les âges en gardant le plus souvent leur belle apparence, leur poids convenable et une croissance quasi normale.
Autour de cet enfant qui porte sur son dos la peine de ses parents, les raisonnements tenus par les proches sont d’une logique désarmante. Il ne mange pas or il le doit, sinon il va maigrir… La mort et ses squelettes apparaissent en filagramme derrière ces mots terribles. S’il ne mange pas c’est que tu ne sais pas t’y prendre, chez moi il dévore. Ces parents désolés sont ensevelis sous les recettes de cuisines et les recettes éducatives : Si tu acceptes qu’il ne mange pas maintenant, tu verras plus tard ce qui t’attend. Il ne mange pas eh bien donnes-le moi à garder je vais m’en occuper…Ici surgit la jouissance de l’entourage à dire (consciemment ou non) le mot qui blesse, voire le mot qui tue, tant la sensibilité et la fragilité sont à fleur de peau.
Parler d’autre chose.
Le pédiatre connaît bien ces situations où le symptôme domine et cache la forêt. Dans d’autres situations aussi (encoprésie, obésité), il s’avère nécessaire de chercher un autre sujet de conversation, ce qui revient à retourner vers le sujet lui-même. L’enfant, mais aussi ses parents.
L’enfant traduit volontiers sa résistance à la situation si tendue, parfois il dessine un château pour se protéger, parfois il refuse de parler des repas, ou détourne habilement la question, parfois aussi il déprime et s’associe ainsi à la dépression de l’un de ses parents. Ceux-ci, s’ils sont en confiance, accepteront de parler de leurs préoccupations et émergera bientôt la véritable clef des troubles. Restera à la relier au comportement de leur enfant. Ailleurs tout paraît bloqué et même verrouillé, ce qui est peut-être le signe d’une problématique plus secrète, intime ou tabou, qui requiert alors deux outils : du temps, et l’aide d’un psy.
Les entretiens peuvent avoir pour finalité de conduire les intéressés à déplacer eux-mêmes le centre de gravité de leurs angoisses, le faisant glisser de l’enfant vers la vraie cause.
De nombreux comportements d’anorexie d’apparition récente sont faciles à faire évoluer.
Ici les parents sont accessibles aux conseils suivants : Respecter les goûts et la bouche de l’enfant, ne plus le forcer d’aucune manière, manger devant lui en songeant à soi-même et à ses propres goûts, en aucune façon le punir s’il refuse, lui laisser prendre le plat du milieu s’il refuse l’entrée, lui laisser le dessert s’il refuse le mets principal, Se montrer neutre s’il mange peu… Inventer des cuisines pour soi et non pour lui, parler à table d’autre-chose…Pas si simple.
Encore une fois le combat par la force pour le faire manger est toujours perdu. Or il n’est pas souhaitable que les parents soient perdants. Il ne faut donc plus se lancer dans ce combat-là. Lâcher prise.
Par contre interdire de manger reste un devoir essentiel des parents !
En France et ailleurs, le rôle des parents est d’empêcher les enfants de manger ce qui est mauvais pour eux. Devoir de base. Ils lui interdisent fermement de se servir seul entre les repas, de boire sucré, de revenir à table quand le repas est fini, ou d’avancer l’heure du goûter s’il n’a pas (assez) mangé à midi… Dire non à son enfant quand il demande des pop-corn entre les repas, c’est stimuler son appétit. Il devra attendre le prochain repas, son désir de manger sera de ce fait reconstitué. Ainsi les parents auront joué leur rôle avec succès auprès de leur bébé, et ne seront ni perdants ni humiliés.
Avec la collaboration du Dr Alain Brochard, pédiatre.
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