L’action humanitaire a-t-elle un sens ? témoignage du Dr Alain Brochard, pédiatre

Le témoignage de mon ami pédiatre, le Dr Alain Brochard, hélas prématurément disparu il y a quelques années

Courir le monde avec une mallette peinte d’une croix blanche, cherchant les blessés ou les malades à soulager, les soigner avec les moyens du bord et rentrer ensuite à la maison les yeux attristés par le malheur des autres. S’en retourner à ses affaires laissant au loin des pauvres, des mourants et aussi de belles amitiés. Telle est l’image superficielle renvoyée au public par l’aide humanitaire.

N’est-ce pas vain de verser une goutte d’eau dans la mer ? Les bénévoles eux-mêmes avant leur départ et souvent aussi à leur retour, se posent cette question.

Comment ne pas juger dérisoire un séjour de 15 jours en Afrique ? Deux semaines, à peine le temps de faire connaissance. Tout juste assez pour un premier contact, insuffisant pour évaluer les besoins et les confronter aux moyens.

Il faut du temps pour ne pas définir les besoins d’une région à la seule aulne de nos critères occidentaux, hors de tout contexte. Car on projette forcément ses propres « a priori » et sa propre culture sur celle du pays où l’on va.

Cette difficulté rend caduque aux yeux de certains toute initiative humanitaire.

Et l’on rencontre dans les équipes en pleine action lointaine des déçus, accablés par l’espace vertigineux séparant deux mondes.

Avant mon départ un collègue et ami me disait : « Tu verras tu seras déçu ».

En effet pourquoi dépister un diabète sucré dans la brousse quand le traitement insulinique ne peut se faire sous les bananiers dans une famille isolée. Le diabétique n’a plus qu’à mourir…

Et puis le temps manque lorsqu’il y a urgence à aider et à soigner. L’urgence est d’abord celle de l’humanitaire lui-même, désireux de « rentabiliser » son temps et sa disponibilité. On peut le comprendre. Disponible mais avec des limites. En France il a sa vie, sa famille, son travail.

L’autre urgence est celle de la gravité des situations que l’on va trouver sur le terrain. Là-bas on souffre et on meurt faute de soins. La tâche est immense. Chaque jour passé n’a pas été assez long, il a fallu refuser du monde.

Et l’incapacité d’aider déroute. Les cancers dépistés ne sont pas tous opérables, la chimiothérapie manque cruellement, il arrive qu’un homme accidenté soit opéré de la hanche. Ablation de la tête fémorale et du col broyés. Pas de prothèse. Il restera couché faute de chaise roulante.

Un accouchement se passe mal. Au dispensaire on a attendu un peu, les douleurs s’accentuent, il faut partir. Quatre hommes, un brancard et le cortège s’ébranle pour plusieurs heures. Que ferait-on d’un réanimateur néonatal présent et disponible là-bas au bout du long chemin dans un service de l’hôpital ? Il sera trop tard pour l’enfant. Souvent pour sa mère.

Certains disent que dans l’humanitaire on agit pour soi.

Pour améliorer l’image que l’on a de soi-même ou celle que l’on veut montrer aux autres. Une sorte de narcissisme à double sens. Une image renvoyée par le miroir, et qui le traverse. Rien de plus compréhensible et de plus vrai.

Aider et soigner seraient-ils une façon d’exister et de « s’étayer » soi-même ? Une bonne conscience en acte ? Oui bien sûr.

L’égoïsme du soignant qui soigne les autres pour lui-même ?

La fierté du médecin qui guérit et qui ressent une toute puissance, comme disent les psy., à même de lui faire oublier qu’il n’ajoute qu’une goutte d’eau dans l’océan des souffrances humaines. Certes.

Plus encore il convient de faire face à la difficulté d’aider, de soigner, qui est réelle.

Aider : rien de plus délicat. Cela peut être humiliant pour celui que l’on aide.

Soigner : rien de plus délicat, le malade se trouve dans une situation de vulnérabilité inconfortable.

Les personnes âgées que l’on traite comme des papys gâteux, à qui l’on parle fort, sans savoir si elles sont sourdes, sans les écouter…

Les Africains qui voient arriver des médecins qui « savent ». Ces médecins, que savent-ils eux-mêmes de la perception des africains de leur propre maladie, de leur sort ?

Débordés il arrive qu’ils ne disent plus bonjour et n’écoutent plus guère. Le chirurgien opère – au moins il répare – débordé, il esquive le dialogue… On peut comprendre.

Les soins sont humiliants et inefficaces s’ils sont donnés sans respecter l’homme qui les reçoit. Et cette vérité s’applique aussi bien là-bas qu’ici.

La question de l’humanitaire est posée : comment répondre ?

Pourtant donner un café, un regard et quelques paroles à un homme couché sous un porche n’est pas un geste nul. Comment admettre que l’on passe sans voir ?

Les gens ne le regardent plus depuis longtemps et il y a une raison : Le pauvre fait peur !

Il renvoie au passant une image désagréable et même insupportable s’il n’a pas compris l’enjeu : la pauvreté et la déchéance de l’autre c’est la mienne. Celle que je ne veux même pas imaginer, qui me terrorise. Le résultat d’une dégringolade sociale rapide et dramatique. L’image même de ce que je ne veux même pas imaginer, de peur que cela n’arrive…

Non vu, il n’existe plus, il ne se voit plus lui-même dans le regard des autres et disparaît. De cette non-existence sociale naissent des attitudes de défense.

La dérision, l’humour, l’alcoolisme, la dépression, voire plus grave. La vie dans la rue est très pathogène. Tous ne résistent pas. Car la rue est violente : on vole même celui qui dort dehors. Risquée : car on agresse aussi celui qui n’a rien. Indifférente : car on meurt de n’être plus personne. L’homme de la rue habite la rue. C’est son domaine. Il refuse souvent d’être hébergé…Toute action pour l’aider commence par un regard.

Le malade fait peur. Il renvoie l’image des souffrances, du handicap, de la faiblesse, rien de bien réjouissant. Et cela peut nous arriver à tous. Cela fait peur.

Ainsi des malades restent seuls hospitalisés, leurs amis répugnent à venir : timidité ? Non. Pour ne pas le déranger ? Non. Pour éviter de le fatiguer ? Non. Pour ne pas s’identifier à lui et risquer d’avoir peur!

Aller en Afrique ou ailleurs ? Partir soigner sur un champ de bataille ? Voyager pour examiner et trier des enfants cardiaques à opérer ? Une goutte d’eau dans la mer ? Oui. A première vue.

Il faut s’interroger.

Si personne n’y allait ? Que penserions-nous ? Que penseraient nos enfants ?

Si Médecins du Monde n’existait pas ? Si les associations qui permettent l’adoption internationale n’existaient pas ? Si AME internationale n’allait plus en Afrique former des médecins ? De quelle dignité pourrions-nous parler ?

La raison d’être des ONG est le refus de l’indifférence.

L’indifférence ! Voici le mal absolu.

Car de l’indifférence, s’ensuit le mépris, qui engendre le racisme et la haine. Et la haine aboutit à ce point terrible où l’homme n’est plus un homme.

« Comment peux-tu vivre toi, si tu sais que nous mourons de faim ici ? » demandait un vieil homme à Seveso.

En nous identifiant à cet autre si différent, nous acceptons de vivre un tout petit peu de sa peine, de sa souffrance, de sa misère. Si nous refusions en bloc de nous identifier, ne serait-ce qu’un instant, à ce malade, ce clochard, cet africain isolé, nous serions indifférents. Et il faut un effort pour accepter de le voir, encore plus pour le regarder et lui parler.

Au bord d’une route de campagne sinueuse entre les collines, une voiture a versé dans le fossé et s’est emboutie dans un arbre. Le feu rouge arrière clignote encore, une marre d’essence coule sur le bitume.

Si je m’arrête que ferais-je ? Appréhension, dégoût, recul bien naturel.

J’appelle les pompiers. Cela aurait pu être moi. Horreur de l’identification aux victimes.

De cette pénible expérience je peux tirer mille raisons de m’enfuir. Ou bien décider de m’arrêter pour être là où on m’appelle.

Difficile ! Nous avons tous connu cette situation, pas besoin de détailler…

Même si je suis incompétent, ou impuissant à tout arranger, et malgré cette difficulté à voir ma propre souffrance dans celle des autres, je me dois d’être là !

L’obligation morale n’est pas celle de guérir, encore que celle-ci importe beaucoup (obligation de résultat). L’obligation morale est d’être là.

Ce qui nie l’abjecte indifférence.

Car on meurt autant d’indifférence que de maladie.

Le petit nouveau-né africain sauvé par l’accoucheur et le pédiatre humanitaires de passage au Rwanda aura survécu grâce aux compétences, mais aussi grâce à la chance qu’il a eu de rencontrer sur son chemin deux médecins qui étaient là !

L’enfant Rom visité et vacciné en France, qui saura qu’il a évité Polio et Tétanos grâce au soignant qui passait par là ?

On parle de révolte et de témoignage devant la misère. La misère du monde est inacceptable, révoltante, elle ne peut laisser indifférent.

Dans l’acte d’aider ou de soigner se cache la révolte. La révolte du soignant contre la maladie de cet homme-là, ici et maintenant. Mais aussi celle qui oblige à dénoncer l’absence de moyens, les injustices devant la santé et les dévoiements politiques.

Entretenir les forêts, construire des paquebots, voyager sur la lune, inventer des ordinateurs, prévoir le temps qu’il fera, comprendre les volcans et les tremblements de terre, approcher des secrets de la vie, rien n’est trop grand pour l’homme.

Une mission humanitaire est forcément trop brève et ne résout pas les problèmes politiques du pays. Elle permet pourtant d’être là, de soigner et de dénoncer les injustices partout où elles surviennent.

Au milieu du monde et de ses immenses difficultés des hommes révoltés sont là pour témoigner contre l’indifférence.

Dr Alain Brochard*

Pédiatre

Strasbourg 2011

  • Alain Brochard faisait partie de notre Groupe de pédiatres exerçant la réanimation à Strasbourg
  • il s’investissait beaucoup dans nos actions en faveur de l’enfance: adoption, missions humanitaires en Afrique, au Rwanda, nouvelles pratiques, Centre péri natal de proximité à Schirmeck dont il fût l’initiateur
  • il est décédé le 13 avril 2013 à 68 ans