La mort périnatale d’un enfant jumeau (décès)

La mort périnatale d’un enfant jumeau plonge les parents dans un désarroi important. Elle suscite aussi chez les professionnels une grande perplexité: quels mots prononcer, quelle attitude adopter, quel soutien apporter aux parents ? Devant la détresse des parents, de nombreux soignants ont encouragé ceux-ci à reporter leurs espoirs et leurs attentions sur l’enfant vivant : cet enfant devenait en quelque sorte un enfant consolateur, voire un enfant réparateur du malheur lié au décès de son co-jumeau. Parfois, les soins, l’attention à prodiguer au jumeau vivant, permettaient de ne pas évoquer la mort du jumeau. provoquant chez les professionnels un véritable évitement de la question du deuil de cet enfant. Parfois aussi, on utilisait le nécessaire attachement au jumeau vivant pour « aider » la mère à penser à autre chose qu’au jumeau disparu qui la hantait « n’y pensez plus, concentrez-vous sur celui qui va bien, il a tellement besoin de vous ».

Puis la vulgarisation des connaissances autour du deuil a amené les soignants à prendre conscience de la gravité et de la complexité de la blessure que représentait la mort d’un enfant en période périnatale. Ils se sont alors souciés davantage encore de l’appui à apporter à ces parents, au risque de les enfermer dans un statut parfois exclusif de parents endeuillés. Ce faisant, le risque était grand d’être moins attentif à soutenir le lien naissant avec le jumeau vivant. Parallèlement à ces deux types d’attitudes que les soignants entretenaient avec les parents du jumeau décédé, il arrivait souvent alors qu’on pensât que les liens avec le jumeau vivant s’instauraient facilement, naturellement.

La mort périnatale d’un jumeau et l’accueil de son co-jumeau soumettent les parents à des mouvements psychiques extrêmement forts. Les parents. et notamment la mère, sont dès lors dans un état de conflictualité psychique très complexe. Nous voudrions proposer l’idée que le travail des professionnels consisterait justement à ce moment-là, à soutenir cette conflictualité, afin d’aider à la fois, le processus de perte et le processus d’attachement. À la fois, afin qu’aucun de ces deux processus ne prévale, mais qu’ils puissent, autant que faire se peut, se dérouler ensemble, dans un va-et-vient permanent entre travail de renoncement et travail d’attachement, entre mésestime de soi et restauration de l’idée de ses compétences parentales, entre sentiment d’insécurité et rétablissement progressif d’un certain niveau de sécurité intérieure.

Les parents qui perdent un jumeau en période périnatale vivent une épreuve aussi douloureuse que ceux qui perdent un enfant «singleton». La bonne santé du jumeau vivant ne vient en aucun cas atténuer ou compenser la gravité de la perte et l’intensité du vécu de deuil. On observe alors une réaction dépressive intense, habituelle dans le cas de décès d’un bébé. Et l’on sait maintenant que les bébés de parents déprimés risquent de présenter une vulnérabilité psychologique particulière.

Le deuil présente cette particularité de s’accompagner d’une perte d’intérêt pour le monde extérieur, et de la difficulté à choisir un nouvel objet d’amour. S’il ne faut pas négliger l’importance du soutien apporté à la mère par le père et par la famille, on ne peut pas non plus mésestimer les effets potentiels de cette forme singulière de deuil qu’entraîne la mort périnatale : blessure narcissique, trouble du sentiment d’estime de soi, entrave au développement, sentiments profonds de culpabilité pouvant confiner à un vécu de mère meurtrière (quelle que ce soit la cause de la mort, spontanée ou pas). Le cortège de réactions dépressives est lui aussi bien connu : tristesse, révolte, anxiété, autoaccusations, perte de l’élan vital. Sans oublier la possible réactivation de deuils anciens non résolus.

Tandis qu’elle serre son jumeau vivant dans les bras, la mère endeuillée peut être envahie par ces sentiments, ces idées, ces fantasmes. Le sentiment d’échec à maintenir ses deux enfants en vie, peut être renforcé par le chagrin de ne pouvoir être «tout entière » à son enfant vivant. Tout en lui rappelle l’enfant décédé. Chaque trait, chaque expression, lui font prendre conscience du manque de l’autre. Lorsqu’elle regarde le bébé, qui voit-elle? A qui rêve-t-elle? Lorsqu’elle le nourrit, à qui donne-t-elle le sein? Quelle image l’envahit. quels regrets, quelle révolte ? Le trouble et la confusion dominent.

Le jumeau vivant sera toujours considéré comme un jumeau par sa mère. Longtemps, elle en verra deux là où il n’y en qu’un, avec parfois des moments de confusion entre le bébé décédé et le bébé vivant, avec des comparaisons où l’enfant disparu peut être idéalisé (comme le sont la plupart des personnes disparues). Il arrive que la mère éprouve de façon fugace du ressentiment pour l’enfant vivant, expression de sa révolte contre le décès de l’autre jumeau (< pourquoi est-ce arrivé à l’autre et pas à lui ? »). Souvent, elle souffre de se sentir (de se penser) inadéquate avec son jumeau vivant.

Cette rapide évocation montre combien il est difficile pour la mère, préoccupée par sa détresse, d’être tout entière disponible psychiquement à son bébé vivant. Même si les soins de maternage sont donnés avec affection et tendresse, ils se déroulent dans un climat particulier. Il arrive que les interactions soient appauvries, parfois un peu mécaniques, que l’accordage émotionnel soit faible, que le discours adressé au bébé soit pauvre. De temps en temps, le jumeau vivant la tire de sa rêverie, l’amène vers la vie, la réanime, elle peut alors mieux entrer en lien avec lui pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il évoque.

Il ne faut pas sous-estimer à quel point le bébé est un partenaire actif dans l’interaction. Selon son tempérament. le jumeau vivant réagira de façon plus ou moins vive à cette difficulté maternelle il pourra stimuler sa mère, l’interpeller, l’inciter à développer l’interaction. Il pourra activement se rendre très présent, très vivant, aider sa mère à sortir de cette torpeur et de cette affliction. Il pourra parfois développer des capacités adaptatives extraordinaires. Il arrive néanmoins que l’énorme potentiel de vie dégagé par le jumeau nouveauné, ne suffise pas à l’instauration d’interactions de bonne qualité avec les parents. Il arrive aussi que le jumeau vivant, pour différentes raisons (prématurité, petit poids., hypotonie, etc.) soit en difficulté pour répondre ou initier les interactions avec ses parents.

L’étayage proposé par les professionnels de santé va s’avérer essentiel. C’est en s’appuyant sur la comprehension empathique des soignants que les parents pourront traverser ce moment en utilisant au mieux leurs propres ressources, individuelles et de couple.
L’attention portée par les soignants aux ressentis complexes des parents, la qualité des soins prodigués, de l’écoute apportée sont des appuis majeurs pour les parents. L’accompagnement par les soignants, au propre rythme des parents, des mouvements psychiques violents et contradictoires qui les envahissent, est un travail important et délicat. dans ce moment d’effraction psychique.

Aider les parents à élaborer leurs propres contradictions internes, à penser la situation dans toute sa complexité, à identifier leurs affects et leurs pensées contradictoires. Ils peuvent ainsi vérifier progressivement, avec les soignants, que tenir ces positions contradictoires est vivable, qu’ils peuvent se sentir vivants, et vivants comme parents de ces deux enfants-là: « Nous sommes là, professionnels, à côté de vous, parents. Nous sommes témoins de ce que vous traversez. Peut-être vous sentez-vous à la fois fier de vous, de votre enfant vivant, et à la fois, un peu dévalorisés et insécurisés par la mort de votre autre enfant ».

La capacité de tenir dans un même discours cette double évocation s’inscrit dans une posture intérieure subtile qui demande des ajustements permanents, voire des vérifications auprès des parents: « c’est bien cela que vous ressentez en ce moment ? »

Cela nécessite une grande vigilance à ne donner la primauté ni à la culpabilité ni à la fierté, ni au chagrin ni à la joie, mais à accompagner le va-et-vient régulier entre ces deux types de ressentis. Comme s’il fallait en quelque sorte, pour les soignants, faire en permanence. un « grand écart psychique », entre vie et mort, en essayant de ne pas basculer d’un côté ou de l’autre du fil du rasoir. Lorsque le cas se présente en anténatal, certains parents ont un très fort besoin de se protéger pour pouvoir poursuivre la grossesse avec un minimum de sécurité intérieure. L’évaluation régulière, avec eux, de leurs besoins, de leurs demandes doit guider le suivi des soignants. Certains parents désirent parler des deux bébés, d’autres préfèrent à ce moment là de la grossesse porter leur attention sur le jumeau en bonne santé. Certains souhaitent anticiper l’évolution de la grossesse, d’autres au contraire ont besoin de s’en protéger.

Quoiqu’il en soit, avant ou après la naissance, être dans une certaine disponibilité intérieure et une certaine proximité émotionnelle, sans être envahi par les émotions de l’autre n’est jamais facile pour les soignants, jamais définitivement acquis. Cela demande un travail certain et constant sur « la bonne distance émotionnelle » à maintenir.

Les parents ont besoin que les professionnels soient prêts à s’engager à être à leurs côtés. Être à leurs côtés pour témoigner de la complexité de ce qu’ils vivent. Etre à leurs côtés à la fois pour les aider à affronter la mort de leur bébé et la fois pour les aider à entrer en relation avec leur bébé vivant. C’est dans la sécurité de ce lien empathique avec les professionnels que les parents pourront progressivement reprendre confiance en eux et retrouver un certain niveau de sécurité intérieure. C’est important pour eux, c’est important pour leur jumeau vivant, et pour leurs autres enfants, nés ou à naître.